Regard d’Expert en Design Thinking : Innovation et intelligence collective

15/01/2024
Par Luka Gallagher

Dans cette interview exclusive, je m’entretiens avec Roxanne Spies, une experte reconnue en Design Thinking, pour explorer comment cette méthodologie fusionne innovation et intelligence collective. Notre conversation révèle des insights précieux sur la manière dont le Design Thinking transforme les entreprises et les équipes, en mettant en lumière l’importance de l’empathie, la collaboration, et l’itération dans le processus créatif. 

 

Bonjour Roxanne, c'est un plaisir de t'accueillir aujourd'hui pour échanger autour du Design Thinking et de l’Innovation. Pour débuter notre interview, pourrais-tu te présenter et nous dire depuis combien de temps tu es experte de cette méthode ?

Roxanne : Bonjour, oui bien sûr ! En tant que consultante et formatrice, je me spécialise depuis plusieurs années dans la gestion des projets d’innovation et d’expérience utilisateur. J’interviens à partir du moment où il y a une dimension innovation que à soit à destination des collaborateurs ou des clients. Je suis déjà intervenu sur des postes de designers de services, lead designer, UX researcher ou encore Product manager.  

J’utilise la méthode du Design Thinking depuis environ six ou sept ans. Comme beaucoup, mes débuts avec cette méthode n’ont pas été exempts d’erreurs, mais c’était une partie essentielle de l’apprentissage. J’ai découvert le Design Thinking par hasard alors que je cherchais des moyens d’améliorer ma pratique dans la conception de services et de produits. À l’époque, travaillant dans le marketing, je ressentais un décalage entre mes méthodes et les besoins des clients, qui me semblaient insuffisamment pris en compte. Mes recherches m’ont menée au Design Thinking, une approche avec laquelle j’ai tellement résonné que j’ai décidé de quitter mon poste de responsable en communication et marketing pour me consacrer entièrement au design et à la conception de services.  

Tout d’abord peux-tu brièvement expliquer le concept du Design Thinking, ainsi que ses principes fondamentaux ?

Roxanne : Le Design Thinking est un terme très en vogue aujourd’hui, beaucoup l’utilisent et parfois de la mauvaise façon. Cette méthode a été créé dans les années 1950, puis ça s’est développé dans les années 1990, notamment grâce à l’université de Stanford et à l’agence IDEO, qui l’ont rendu extrêmement populaire. C’est une méthode qui consiste à appliquer la pensée des designers dans divers contextes de conception et de création. Cela peut être utilisé aussi dans la conception de produits, qu’ils soient digitaux, physiques ou des services que dans la création de son entreprise et le choix de son business model. C’est une méthode qui se décompose en grandes étapes à suivre qui chacune vont reposer sur des dynamiques de divergence et de convergence. Le Design Thinking est donc à la fois une méthode, un processus mais surtout, un état d’esprit.  

Si on rentre plus en détail dans la méthode, en quoi consiste les grandes étapes du Design Thinking ? Quelles sont leurs objectifs ?

Roxanne : Le Design Thinking varie un peu selon les agences et les interprétations, mais généralement, il est structuré autour du concept du ‘double diamant’. Pour ma part, je considère que le Design Thinking comprend 5 grandes phases.  

La première, la phase d’immersion ou d’empathie, est une phase divergente. Il s’agit d’explorer en profondeur les besoins, comportements et usages des utilisateurs, en se concentrant sur le problème plutôt que sur la solution préconçue. Par exemple, au lieu de se lancer directement dans la création d’un chatbot, on va essayer de comprendre pourquoi cette solution est envisagée. On cherche à comprendre la problématique sous-jacente, comme la réduction des contacts avec le support utilisateur par exemple. Cette phase permet de découvrir des opportunités d’innovation souvent négligées en entreprise, où l’exploration est généralement orientée vers une solution déjà envisagée. 

La phase suivante appelée « Define » est à l’inverse une phase de convergence. Ici, on analyse les données recueillies pour définir les problèmes réels à résoudre. Cette étape est cruciale pour mettre en lumière les opportunités d’innovation et déterminer les vrais problèmes, 

plutôt que de se focaliser sur les solutions. Même la meilleure des solutions est inutile si elle ne résout pas un problème pertinent. 

L’étape d’idéation, souvent la plus appréciée dans le design thinking, est à nouveau une phase divergente. On génère un maximum d’idées pour répondre aux problèmes identifiés. Cette phase implique un large éventail de participants de différents horizons. Les idées, parfois originales ou même audacieuses, sont encouragées pour sortir des sentiers battus. Un facilitateur formé aide le groupe à développer ses idées, qui sont ensuite classées selon leur faisabilité technique, la viabilité commerciale et la désirabilité pour l’utilisateur. 

Le prototypage est l’avant dernière étape, où on donne vie aux idées sélectionnées à travers des prototypes simples et économiques pour des tests rapides. Ces prototypes peuvent varier de maquettes numériques à des constructions physiques simples, comme des maquettes en carton. 

Enfin, ces prototypes sont testés auprès des utilisateurs. Cette phase finale permet de sélectionner les idées les plus prometteuses pour devenir des projets officiels de l’entreprise. Ainsi en mettant l’accent sur l’empathie, sur la définition des problèmes réels et sur l’idéation collaborative, le processus du design thinking favorise fortement l’innovation. 

Et donc pourquoi, a-t-on tendance à classifier le Design Thinking comme une méthode d’innovation ?

Roxanne : Le Design Thinking est considéré comme une méthode génératrice d’innovation car il représente une approche qui, bien que naturelle pour les designers, ne l’est pas forcément pour d’autres professionnels dans les entreprises, tels que les chefs de projet, les commerciaux, ou les spécialistes du marketing. En intégrant cette méthode, on incite ces professionnels à adopter une perspective différente à penser autrement. Cela conduit naturellement à l’émergence de projets et d’idées moins « traditionnels ».  

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une méthode miracle, le Design Thinking permet de sortir des méthodes conventionnelles et habituelles en entreprise. Il encourage à repenser les approches établies et à explorer de nouvelles voies en mettant l’accent sur l’empathie, la définition des problèmes réels et l’idéation collaborative.  

De plus, la dimension itérative est très importante. Cette approche de boucles constantes, où l’on revient en arrière pour ajuster et améliorer, est essentielle. Elle permet de développer des solutions plus innovantes en testant très tôt et en détectant des éléments qui seraient autrement ignorés. C’est dans ces moments que se créent les opportunités d’innovation. Cependant, il est important de distinguer les différents types d’innovation. Toutes les entreprises ne visent pas une innovation de rupture qui transforme complètement un marché. Parfois, l’innovation peut simplement signifier la mise en place de nouveaux produits, services ou solutions qui sont nouveaux pour l’entreprise et représentent un progrès significatif pour elle. L’innovation est donc relative et peut varier d’une entreprise à l’autre. Même si l’innovation de rupture est impressionnante, elle n’est pas toujours l’objectif ou le résultat.  

Pourrais-tu justement développer en quoi le Design Thinking favorise l’intelligence collective au sein des organisations et des projets ?

Roxanne: Effectivement, le Design Thinking joue un rôle crucial dans la promotion de la collaboration et de l’intelligence collective. Durant certaines phases du design thinking, plusieurs parties prenantes sont rassemblées pour brainstormer, prototyper et tester. Ce qui distingue le design thinking, c’est son approche égalitaire : peu importe le rang hiérarchique ou le niveau d’expertise, chaque participant a une voix égale dans le processus. Contrairement aux projets traditionnels où certaines personnes décident et d’autres exécutent, ici, chacun participe activement et équitablement. Bien qu’un sponsor puisse trancher des questions délicates, l’essentiel est que tous les participants soient traités à égalité. 

Les ateliers et workshops du Design Thinking encouragent la collaboration et l’intelligence collective à travers diverses activités. Ces sessions renforcent les liens au sein des équipes et améliorent la collaboration entre personnes qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble.

J’ai personnellement vécu une expérience révélatrice il y a quelques mois lors d’une mission. Nous avions organisé des ateliers sur deux jours avec une dizaine de participants qui se connaissaient déjà, mais ne collaboraient pas régulièrement ensemble. Initialement sceptiques, les participants ont été encouragés à être eux-mêmes et à partager ouvertement leurs points de vue, ce qui a permis à chacun de se redécouvrir sous un nouvel angle. Cette approche a non seulement renforcé les liens entre les participants, mais a aussi promu un esprit d’entraide et de bienveillance dans le projet.  

Contrairement aux projets classiques où les désaccords peuvent mener à des tensions, le Design Thinking oriente les participants vers une ouverture d’esprit. Au lieu de se concentrer sur les contraintes et les impossibilités, l’accent est mis sur l’exploration de solutions nouvelles et alternatives. C’est cette ouverture d’esprit qui nourrit l’intelligence collective et permet de surmonter les défis de manière créative et collaborative. Le Design Thinking transforme ainsi les interactions, favorisant une dynamique positive et constructive, essentielle à l’innovation et à la résolution efficace de problèmes. 

Tu as mentionné précédemment la popularité importante de cette méthode aujourd’hui qu’est-ce qui motivent profondément les entreprises à l'adopter ?

Roxanne : C’est une question complexe. En réalité, les entreprises qui souhaitent adopter le design thinking ne sont pas toujours conscientes de leurs motivations réelles. J’entends souvent dire que jusqu’à présent, les entreprises ont suivi les mêmes processus et méthodes pour leurs projets, mais réalisent maintenant que ces méthodes ne sont plus aussi efficaces. Elles rencontrent des difficultés, reçoivent beaucoup de retours clients, et malgré diverses tentatives, elles n’arrivent pas à trouver des solutions satisfaisantes. Ainsi, elles se tournent vers le Design Thinking, vanté pour son orientation utilisateur et sa capacité à générer des innovations. 

Cependant, le Design Thinking n’est pas une solution miracle. S’il est mal mis en œuvre ou utilisé incorrectement, il peut échouer complètement. J’ai rencontré des entreprises qui, après une mauvaise expérience, ne voulaient plus entendre parler du design thinking, le considérant totalement inefficace. 

Peux-tu développer pourquoi la mise en œuvre du Design Thinking peut être un échec pour les entreprises ?

Roxanne : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles cela se produit. D’abord, les entreprises qui tentent de mettre en place le Design Thinking par elles-mêmes échouent assez souvent parce qu’elles ne comprennent pas vraiment la méthode. Elles pensent que c’est plutôt simple, qu’il suffit de suivre quatre ou cinq étapes, d’acheter un ou deux livres et de les appliquer. Mais ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Il ne suffit pas de lire un framework ou un article pour implémenter correctement la méthode, il y a beaucoup de subtilité et d’enjeux autour du changement culturel. 

Ensuite, certaines entreprises sont mal conseillées. J’ai rencontré des entreprises qui ont envoyé leurs collaborateurs en formation ou qui se sont fait accompagner, mais ce qu’ils ont appris n’avait pas de sens. Par exemple, il y a quelques années, j’ai rejoint une entreprise où l’on croyait que le Design Thinking se limitait à des ateliers.  

Le troisième problème rencontré par les entreprises est le manque de soutien interne pour l’implémentation de cette méthode. Dans le processus du design thinking, après avoir terminé la phase d’idéation, vous avez généralement plusieurs idées à prototyper et à tester. À ce stade, si vous n’avez pas

le soutien nécessaire, surtout en termes de budget et de reconnaissance de la direction, votre projet peut se retrouver bloqué. J’ai observé des situations où, faute de soutien, les équipes n’ont pas pu donner vie à leurs idées ni les tester auprès des utilisateurs. Ce manque de soutien peut provenir d’un manque de compréhension de la méthode ou d’une réticence à investir dans des approches non conventionnelles. 

Enfin, le quatrième écueil concerne la difficulté à trouver l’équilibre entre l’utilisation du Design Thinking et les méthodes traditionnelles de gestion de projet. Le Design Thinking ne doit pas remplacer entièrement les méthodes traditionnelles, mais être intégré judicieusement. Il est crucial de choisir le bon projet pour l’appliquer. Si le projet n’est pas bien choisi, ou si vous manquez de conseils avisés, il sera difficile de réussir. Les facilitateurs sont essentiels pour détecter rapidement si le sujet sélectionné est trop complexe ou inadapté à cette approche. C’est pourquoi il est important de bien comprendre quand et comment intégrer le Design Thinking avec d’autres méthodes de gestion de projet, telles que les méthodes agiles ou le cycle en V, pour maximiser l’efficacité et l’impact du processus. 

Pour terminer, comment peut-on mesurer l'efficacité du design thinking dans une entreprise ? Y a-t-il des indicateurs clés de performance (KPI) ou d'autres moyens pour évaluer si cette méthode est bien implémentée et si elle est pertinente pour l'entreprise ?

Roxanne : C’est souvent un défi de mesurer le succès du Design Thinking. Généralement, on peut l’analyser qualitativement en termes de retours des utilisateurs et des collaborateurs. Habituellement, ces retours sont très positifs.  

Cependant, mesurer les retours quantitatifs est plus difficile. Avec le temps, j’ai identifié certains KPIs pour évaluer si cela a été un succès. Par exemple, les KPIs de customer feedback comme le taux d’adoption du service développé via le Design Thinking, le nombre de tickets de support ou de plaintes avant et après la refonte d’un service, et le Net Promoter Score (NPS), qui mesure la recommandation d’un produit ou service. 

Cependant, ces indicateurs ne sont pas immédiats. Ils nécessitent que le projet soit terminé et ait eu le temps de s’implanter. Pour les projets d’envergure, cela peut prendre jusqu’à six mois ou un an. Il y a aussi les KPIs classiques de business, tels que le chiffre d’affaires et les bénéfices générés par le projet, mais encore une fois, ces résultats prennent du temps à se manifester. 

Des KPIs internes peuvent être mesurés plus rapidement, comme la satisfaction des collaborateurs, leur taux d’engagement et leur motivation après une démarche de design thinking. Ces KPIs peuvent montrer une amélioration de la collaboration et de l’intelligence collective. 

Enfin, un type de KPI que j’ai découvert chez Skapa est la mesure du changement culturel dans l’entreprise. Nous travaillons avec des chercheurs pour créer des questionnaires et des outils permettant de mesurer et de qualifier le changement culturel avant et après les projets. Ces KPIs très particuliers permettent de voir dans quelle mesure un changement culturel s’est opéré, autant à l’échelle de l’entreprise qu’à celle des collaborateurs. 

Pour ceux passionnés par le Design Thinking et ses alternatives centrées sur l’utilisateur, ce podcast offre une analyse comparative approfondie entre Design Thinking et la méthode de discovery FOCUSED.

Découvrez-le maintenant 👇

Suivez nos prochains podcasts
en vous abonnant à notre chaîne "The Innovation Makers" :
Luka Gallagher
Chargé de communication et de développement commercial